A l'occasion des 30 ans de sa Fondation, Nicolas Hulot fait un voeu : "Au moment où le contexte restreint nos libertés, il est, que je sache, encore permis de rêver. Puisse 2021 être l'année du sursaut ! Levons-nous enfin et que chacun fasse sa part !". Extrait de la tribune parue dans le Journal du dimanche, le 2 janvier.
J’ai une certaine aversion pour les anniversaires comme pour tout ce qui marque le temps qui passe. Ma fondation pour la Nature et l’Homme a tout juste 30 ans ; 30 ans d’engagements, presque une vie. 30 ans qu’avec son équipe, avec l’inestimable communauté scientifique qui nous a rejoint au fil de l’eau et les centaines de milliers de personnes qui nous ont soutenus, que nous nous battons pour éviter le pire.
Tout ça pour ça, pourrait-on dire si l’on regarde lucidement la situation d’aujourd’hui. Des phénomènes climatiques qui s’emballent et leurs lots de souffrance, des pans entiers de biodiversité qui s’effondrent et qui plus est, une humanité, parfaitement informée, qui s’engouffre dans des décennies sombres. Comment des êtres dotés de capacités technologiques, intellectuelles, économiques sans précédent peuvent-ils assister à la gestation de leur plus grande tragédie ? Cette question me hante, peut-être que dans la confusion des maux, la vérité n’est pas audible, la réalité peu accessible ? Qui plus est, le faux fait de l’ombre au vrai et le futile submerge l’essentiel.
30 ans qui donnent brutalement la mesure de l’effort déployé et quelque part mettent en exergue un bilan navrant : objectivement nous avons à ce stade échoué ! Echoué à nous épargner nous et nos enfants des affres mortifères de la crise écologique. Ce constat désolant ne laisse pas indemne. A défaut de résignation, la lassitude menace, la fatigue gagne ; demain, la honte peut être, celle de ne pas avoir évité à déposséder les jeunes de leur avenir.
30 ans, qu’avec d’autres, après bien d’autres, nous déployons tous les outils que nous offre la démocratie pour nous rassembler et nous mobiliser autour de la mère de toutes les causes. Sans relâche, en informant, en argumentant, en proposant, en innovant, en responsabilisant et sans jamais je crois, céder à la facilité du verbe qui divise ou culpabilise, nous avons tenté de générer une énergie salvatrice et créatrice pour étreindre cette dure réalité. La conscience certes s’éveille, s’exprime même de plus en plus mais je le crains, souvent pour mieux dissimuler la misère.
Quand je vois les clichés voire les anathèmes qui perdurent sur l’écologie et les écologistes, j’ai envie de hurler. Les mêmes qui ont nié les phénomènes pendant ces années précieuses où l’on pouvait agir plus calmement, tournent en dérision les propositions que par exemple des citoyens consciencieux ont posées sur la table sans jamais eux même proposer ou amender la moindre solution. Sans compter l’absence de leur part de la moindre expression d’un début de vision sur le modèle économique qui réconcilie environnement et social.
Quand certains nous rappellent que le chômage, la précarité, sont d’autres urgences comme si nous l’ignorions, là j’ai envie de pleurer. Nous qui n’avons cessé de proclamer que l’écologie est un enjeu de justice et de dignité humaine. Quand certains défenseurs de l’environnement sont encore affublés d’obscurantiste. Où est le progrès quand on sacrifie une génération à venir pour ne même pas sauver l’actuelle ? En quoi un modèle économique qui génère et programme sa propre obsolescence en épuisant ses ressources vitales et sape jour après jour les équilibres subtils qui ont permis l’avènement de la vie sur terre est-il un gage de progrès ? Est-ce un indice même de civilisation quand nous sommes englués dans les filaments de nos propres découvertes ou technologies que parfois nous ne maîtrisons plus ? En quoi ce mur entre Nature et Culture que nous érigeons chaque jour un peu plus, nous émancipe-t-il ? Un séparatisme tragique avant l’heure qui refuse d’admettre que nous sommes soumis aux mêmes lois biologiques que l’ensemble des êtres vivants.
La crise sanitaire ne doit pas masquer la crise écologique, au contraire elle doit l’éclairer. Les rudes épreuves subies et l’horizon trouble ne doivent pas nous livrer à la tentation d’ajourner encore nos efforts ou de les réduire. Au contraire l’expérience vécue, qui nous a brutalement confronté à notre vulnérabilité et rappelé que la Nature possède un pouvoir sur nous, nous enjoint et nous convainc d’agir avant la démonstration du pire et de tirer des leçon de nos atermoiements .
Si l'on veut conserver nos dernières chances, et choisir le jour plutôt que la nuit, l'heure n'est plus à la complaisance mais à l'exigence. Seul compte ce qui reste à faire et non ce que nous avons déjà fait ou pas. Nous avons désormais une obligation de moyens et de résultats. La situation est radicale et nous n'y ferons face qu'avec des instruments tout autant radicaux. Nous devons faire converger toutes nos forces et nos outils économiques, technologiques et juridiques pour organiser, planifier et opérer la mue d'un système périmé. Le "coûte que coûte", version durable du "quoi qu'il en coûte", s'impose pour éviter l'avalanche de souffrances humaines et d'externalités économiques négatives. L'écologie doit être le guide et le prisme de toutes les politiques publiques.
Ce n'est pas d'un peu plus d'agriculture biologique que nous avons besoin, c'est qu'à moyen terme elle devienne l'agriculture conventionnelle. Idem pour les énergies renouvelables. L'idée n'est pas de freiner l'artificialisation des sols mais bien d'en programmer le terme. Dans bien des domaines, l'effort n'est pas à la mesure. Un plan de relance dont seule une partie est affectée à la transition écologique sans se soucier de savoir si le reste des investissements converge et satisfait les mêmes objectifs n'est pas non plus à la bonne échelle. Nous sommes condamnés à un changement de matrice. C'est toute l'économie qui doit devenir sociale, solidaire et circulaire. Dans beaucoup de secteurs, c'est un changement de normes et de standards qu'il faut opérer avec le temps et surtout avec méthode. Y compris dans le domaine fiscal. Toute la fiscalité doit être écologique et encourager le vertueux et dissuader le toxique. Aucun euro public ne peut être détourné du bien commun. C'est à ce prix que nous pourrons reprendre en main notre destin et saisir aussi les opportunités de ce nouveau monde.
Je sais, à ce stade, comme j'y ai parfois prêté le flanc, qu'on me traitera une fois encore de naïf ou d'utopiste. Oui, mais c'est le temps des vœux et donc de rêver un peu. Mais l'utopie n'est-elle pas dans le camp des sceptiques et des esprits chagrins qui imaginent encore que la trajectoire actuelle a une issue heureuse ? La naïveté est de croire que nous pouvons affronter une crise systémique en ordre dispersé, avec des moyens cosmétiques.
Nous avons besoin d'audace et d'ambition comme jamais. En démocratie, pour penser et agir haut, fort, loin et vite, il faut un minimum de concorde. Et j'observe notre pays se briser de l'intérieur, les colères s'agréger dangereusement, le débat et le dialogue se muer en affrontements, la haine et la violence s'immiscer dans tous les réseaux de communication comme un poison lent. J'observe, sur les plateaux et sur le Web, beaucoup de gens asséner leurs vérités et prendre leurs opinions comme un fait certifié. Dans la sphère politique, en même temps que la culture du ring prospère pour le bonheur de certains médias, je vois trop l'esprit partisan se perpétuer. Cette attitude stérile où l'on abdique sa conscience individuelle au profit d'une consigne collective. Peut-on suspendre ce théâtre des apparences et se concentrer sur l'essentiel en additionnant nos intelligences au service exclusif de la vertu pour affronter ce difficile passage de cap ?
Peut-on simplement être en résonance avec une France peu visible, mais sans doute majoritaire, qui à l'écart du tumulte tisse le monde de demain ? Une France discrète, socialement et culturellement diversifiée, bienveillante et tolérante, qui agit, invente, expérimente, partage, soulage, résout. On entend, à raison, la France qui souffre, qui gronde, qui réclame. Mais, à tort, on ignore ou l'on sous-estime la France des solidarités. Pour surmonter les logiques de méfiance qui minent notre démocratie, puissent nos élites être en phase avec les aspirations de celles et ceux qui jamais ne se résignent. Je veux entre autres parler de la France de l'engagement, ces plus de 13 millions de bénévoles qui œuvrent dans plus de 1 million d'associations comblant au quotidien toutes les promesses que la République ne tient pas. Mais je pense aussi aux PME et TPE, aux autoentrepreneurs, aux jeunes agriculteurs, aux collectivités, aux start-up qui innovent et prennent des risques pour faire jaillir les solutions et les pratiques de demain sans toujours avoir le soutien ou la reconnaissance qu'ils méritent. Là devraient se focaliser nos attentions et nos énergies, partout où fleurissent dans nos territoires les standards de demain. Définitivement, nous ne nous mobiliserons pas sur le seul constat mais bien sur un imaginaire palpable. Il faut réinventer le monde dans toutes ses dimensions. Une partie des pièces et des principes du nouveau modèle sont déjà là ; reste à les repérer et à les assembler pour faire société. Il faut favoriser l'alliance des bonnes volontés et créer l'archipel des communs cher au précieux Edgar Morin. Si la rage est parfois contagieuse, l'enthousiasme l'est systématiquement.
Au moment où le contexte restreint nos libertés, il est, que je sache, encore permis de rêver. Puisse 2021 être l'année du sursaut! Levons-nous enfin et que chacun fasse sa part!"
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