La biodiversité est un processus dynamique qui s’effondre à une vitesse remarquablement élevée depuis trente ans. 80% de la biomasse des insectes dans les zones protégées de l’Europe a disparu en peu de temps et les colonies d’abeilles se sont effondrées. Pourtant l’action publique n’est pas au rendez-vous. Et pour cause, dans bien des cas, il est affirmé que les causes sont multifactorielles et qu’il faut faire plus de recherche. Une déclaration qui satisfait facilement la communauté scientifique. Dans ce point de vue incisif, Pierre-Henri Gouyon, biologiste, souligne l’influence majeur des marchands de doute sur le système de recherche scientifique et leur capacité à détourner les regards de causes pourtant évidentes, et dans le cas présent, des pesticides...
Le 15 décembre 1953, à New York, a eu lieu une réunion qui a lancé une nouvelle ère dans les relations entre les entreprises et les citoyens du monde entier. Les spécialistes des « relations publiques » ont commencé à devenir des « ingénieurs sociaux » et certains d’entre eux sont devenus des spécialistes de la désinformation scientifique, les « marchands de doute ».
L’influence des marchands de doutes
Les spécialistes des « relations publiques » ont commencé à devenir des « ingénieurs sociaux » et certains d’entre eux sont devenus des spécialistes de la désinformation scientifique, les « marchands de doute »1. En effet, lors de cette réunion, John Hill, de la firme de relations publiques Hill & Knowlton, a expliqué aux grandes compagnies de tabac que « le simple fait de nier les risques pour la santé ne suffirait pas à convaincre le public. Une méthode plus efficace consisterait plutôt à créer une controverse scientifique majeure dans laquelle le lien scientifiquement établi entre le tabagisme et le cancer du poumon ne semble pas être connu de façon concluante ». La conspiration qui a commencé à ce moment-là a eu un énorme succès, comme l’a montré Robert N. Proctor
Comme le montrent Oreskes & Conway, la même stratégie a été appliquée au déni du changement climatique au début du XXIe siècle. Ce qui sera montré ici est son application aux questions écologiques. Autrement dit, les entreprises agrochimiques ont occulté les liens entre leurs produits et l’effondrement de la biodiversité. Ce point a fait l’objet d’une enquête par les journalistes Stéphane Foucart & Stéphane Horel et le sociologue Sylvain Laurens. Une nouvelle science est apparue : l’agnotologie qui étudie l’ignorance et les moyens de la faire ou de la défaire. Les scientifiques qui travaillent dans des domaines où ces processus s’appliquent ne peuvent plus ignorer cette branche de la sociologie, ce qui s’applique entièrement aux études sur la biodiversité.
Du tabac aux pesticides
En effet, un premier livre sur l’implication majeure des pesticides en ce qui concerne le déclin de la biodiversité a été publié par Rachel Carson en 1962. Elle a insisté à juste titre sur la menace d’extinction de nombreuses formes de vie due aux pesticides. Son argument a sans aucun doute convaincu de nombreux environnementalistes et a conduit à l’interdiction du DDT. Mais elle a eu très peu d’effets sur l’utilisation des pesticides et n’a pas empêché l’utilisation massive de centaines d’autres molécules, y compris encore plus nocives. Soixante ans plus tard, la quantité de pesticides utilisés a considérablement augmenté et le déclin de la faune devient de plus en plus évident, comme le démontre le rapport de la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES)8. L’IPBES est présentée comme « l’organe intergouvernemental qui évalue l’état de la biodiversité et des services écosystémiques qu’elle fournit à la société, en réponse aux demandes des décideurs ». Dans son rapport, on peut lire ceci :
« Le taux de changement global de la nature au cours des 50 dernières années est sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Les moteurs directs du changement dans la nature ayant le plus d’impact mondial ont été (à commencer par ceux qui ont le plus d’impact) les changements dans l’utilisation des terres et de la mer, l’exploitation directe des organismes, le changement climatique, la pollution et l’invasion d’espèces exotiques. » Fait intéressant, ici, alors que les prédictions faites par Rachel Carson sont avérées, les causes invoquées sont multiples et le mot pesticides n’apparaît pas directement comme une cause majeure. L’effondrement de la biodiversité est attribuable à de multiples causes, tout comme le cancer du poumon. Et dans les deux cas, les ingénieurs sociaux ont fait en sorte que cela soit reconnu. En effet, soixante-dix ans après cette rencontre marquante entre les Relations Publiques et Big Tobacco à New York, les techniques d’ingénierie sociale ont progressé mais la stratégie fondamentale est restée inchangée : Convaincre la communauté scientifique et les parties prenantes que le problème est dû à des causes multifactorielles et que davantage de recherches sont nécessaires.
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