Les conséquences de la guerre en Ukraine sur la situation alimentaire mondiale inquiètent. A la FNH, nous estimons que l’urgence première est surtout de limiter la flambée des prix alimentaires qui ne date pas de la guerre en Ukraine (+30% entre janvier et décembre 2021), rendant inaccessibles certaines denrées alimentaires pour les plus pauvres. Certain.e.s prétendent que pour cela il est nécessaire de produire davantage. Nous nous opposons à ce discours. Avec Caroline Faraldo, Responsable Alimentation et Agriculture de la FNH, on vous explique pourquoi et quelles sont les propositions que nous défendons pour produire autrement, plutôt que produire plus.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons qu’actuellement notre production n’est ni durable, ni résiliente, ni autonome. Cette crise ne fait que révéler au grand jour nos multiples dépendances : dépendances au gaz, engrais et pesticides de synthèse, pétrole, matières premières. Elle pose également comme acquis que, sans perfusion d’urgence d’argent public, d’ailleurs récurrente, notre modèle agricole s’effondrerait : 270 millions d’euros pour la filière porcine en février, et 550 autres millions d’euros débloqués en mars 2022, notamment pour la filière volaille et porcine. S’il faut prendre des mesures d’urgence pour éviter tout drame social, que ce soit pour les éleveurs, les agriculteurs, ou les personnes les plus démunies, il est tout aussi nécessaire d’être lucide sur la non-viabilité économique et la non-durabilité environnementale de ce modèle.
Pourquoi produire davantage n’est pas la solution miracle pour calmer la flambée des prix ?
“Le risque de famine dans certains pays est réel, pour y pallier, il est en première urgence nécessaire d’avoir une totale transparence sur l’état des stocks européens et mondiaux, y compris commerciaux. Ce n’est pas le cas actuellement ”
Responsable Alimentation et Agriculture de la FNH
Avant toute fuite en avant productiviste chez nous, il conviendrait en effet de réfléchir à la mobilisation et juste répartition des stocks de céréales existants et au soutien du développement des capacités productives des pays les plus impactés par la crise. Pour cela, il est impératif d’avoir une clarté sur les stocks disponibles à venir, sur la capacité d’actions, d’investissements et de soutien de l’ensemble des Etats et des agences internationales. Cela demande une réponse internationale coordonnée, manquante à ce jour et à l’origine du drame des émeutes de la faim de 2008 et de la crise des prix alimentaires mondiaux de 2011.
“Si Emmanuel Macron a annoncé le 24 mars le lancement de l'initiative FARM (Food and Agriculture Resilience Mission) qui semble avoir pris la mesure de la crise alimentaire mondiale qui se profile, cette proposition française semble se concentrer uniquement, et de manière partielle, sur les seuls enjeux de production et de constitution de stocks » expliquent 20 organisations, dont la Fondation pour la Nature et l’Homme, dans un document de propositions rendu public le 30 mars 2022. « Elle ne semble pas prendre la mesure de la crise préexistante, des causes structurelles de la situation actuelle, ou encore de l’urgent soutien aux populations vulnérables ».
“Nous nous opposons au discours qui expliquerait que produire plus permettrait de calmer la flambée des prix. Deux raisons à cela...”
Responsable Alimentation et Agriculture de la FNH
1 – La corrélation entre disponibilité physique et accessibilité économique des aliments n’est pas linéaire
Si l’on regarde du côté des raisons de la flambée des prix alimentaires observés tout au long de l’année 2021, il y a plusieurs facteurs. Tout d’abord, il y a un parallélisme entre progression continue du prix de l’énergie et des prix alimentaires. selon la FAO, la hausse des prix alimentaires suit la même tendance que celle des engrais, des pesticides et de l’énergie. De même, la multiplication des aléas climatiques due au dérèglement climatique et le développement des agrocarburants, qui signifie compétition entre produits agroalimentaires et énergétiques dans l’utilisation des terres agricoles sont également des éléments pouvant expliquer la hausse des prix.
2 - Les marges de manoeuvre pour produire plus sont extrêmement faibles dans les pays du Nord, car notre production agricole est déjà très intensive.
Notre agriculture est déjà extrêmement productive. Actuellement nous produisons l’équivalent de 3.000 kilocalories par jour et par personne quand l’OMS établit que 2.500 kilocalories par jour et par personne sont nécessaires. Et cela, dans un contexte où les rendements commencent à stagner. Des recherches menées depuis 20 ans ont montré que c’est le cas pour les principales cultures dites conventionnelles dans plusieurs régions du monde (exemples: le maïs au Kansas, le riz à Hokkaido). Le dérèglement climatique a un rôle prépondérant face à cette stagnation. En Europe par exemple, l’impact de la sécheresse et des vagues de chaleur sur les pertes de rendement a été multiplié par 3 en cinquante ans, cet impact étant particulièrement fort sur les céréales. Ainsi face à cette production importante à rendements qui stagnent, il ne reste plus beaucoup de marges de manoeuvres, expliquant ainsi le souhait de certains de remettre en culture les surfaces d’intérêts écologiques comme les jachères, les haies, les arbres, les mares, etc.) Mais elles ne représentent à peine plus de 2% de notre surface agricole utile, et sont le réservoir de fertilité et de biodiversité nécessaires si nous voulons assurer notre capacité à produire dans le futur. Cette remise en culture de ces surfaces n’est donc pas une solution à poursuivre !
Plutôt que de produire plus il s’agit donc de produire autrement
Produire autrement et de manière urgente pour répondre à la crise mais également envisager sur le temps long une production agricole durable. Et si dans quelques mois, des problèmes conjoncturels de disponibilité vont émerger, des solutions alternatives au produire plus existent :
Pour la FNH, les actions les plus pertinentes à mettre en œuvre au niveau international pour limiter la flambée des prix sont la lutte contre la spéculation privé ou la lutte contre l’usage grandissant des agrocarburants ou des productions d’élevage en période de crise qui peuvent aggraver la demande. « Rappelons que les céréales destinées directement à l’alimentation humaine sont aujourd’hui minoritaires en Europe : 66% de la production céréalière européenne est destinée à l’alimentation animale et près de 5% à des cultures de céréales à des fins industrielles, principalement pour les agrocarburants » nous explique Caroline.
Les propositions que nous défendons pour répondre à la crise alimentaire
Avec 23 autres ONG environnementales et de solidarité internationale, nous nous mobilisons pour présenter aux pouvoirs publics nos propositions pour répondre à court et moyen terme aux conséquences agricoles et alimentaires de la crise en Ukraine, tout en répondant aux enjeux de transition agroécologique nécessaire pour voir émerger, enfin un système agricole et alimentaire résilient, autonome, durable et souverain. En voici les principales :
- Afin d’amortir les effets de la flambée des prix et assurer une disponibilité suffisante de denrées :
- Évaluer et mobiliser les stocks et flux d’exportations. La Commission et plus largement la communauté internationale devra évaluer l’ensemble des possibilités d’actions, également sur la mobilisation des stocks commerciaux, afin de les rediriger vers les pays les plus en difficulté.
- Interdire, pour une durée de deux ans au moins, l’usage de denrées agricoles pour du non-alimentaire, comme les agrocarburants, en parallèle de mesures spécifiques sur l’énergie
- Instaurer un moratoire sur les créations ou agrandissements d’élevage classés ICPE (élevages hors sols, de batterie…), fortement dépendants de céréales ou d’oléagineux pour nourrir les animaux. Que cette dernière provienne des importations UE/hors UE ou du territoire français, cette consommation pèse sur la demande globale en céréales, protéagineux et oléagineux mondiale
- Le maintien des objectifs et les normes environnementales de la stratégie européenne de la Ferme à la Fourchette (F2F), de la PAC et du Plan stratégique national (PSN). Les pouvoirs publics ne doivent pas les remettre en cause ni affaiblir leurs objectifs (tel que -50% d’usage de pesticides en 2030) ou normes existantes (tel que préservation des surfaces d’intérêt écologique - dont jachères - obligatoire et non utilisation de pesticides sur celles-ci). De même il est nécessaire de remettre à l’ordre du jour le réglement SUD sur l’utilisation durable des pesticides, et maintenir son ambition, notamment à travers :
- La fin des dérogations d’usage des pesticides interdits
- La fin des exportations de pesticides interdits en UE
- Le développement de la lutte intégrée
- L’application de traitement phytosanitaire curatif exceptionnel, après le coucher du soleil
- L’interdiction de l’importation de produits traités aux pesticides les plus nocifs
- L’abaissement des Limites Maximales de Résidus au seuil de détection pour tous les pesticides interdits par l’UE avant une interdiction plus stricte des substances et pratiques bannies par la réglementation européenne.
- l’allocation temporaire d’un budget supplémentaire à la restauration collective (crèches, scolaire, universitaire, médico-social, prison) pour permettre l’achat de produits bio jusqu’à ce que les restaurants collectifs soient en situation d’opérer les changements de systèmes nécessaires à l’atteinte des objectifs EGalim grâce à la reconduite et l’élargissement d’une prime à l’investissement en restauration collective. Dans un contexte de flambée des prix alimentaires, la restauration collective se retrouve en difficulté financière pour s’approvisionner en produits. Pour pallier ce problème, le secteur réduit son approvisionnement en produits bio et de qualité, dont les prix sont sensiblement plus élevés que les prix de produits conventionnels.Ces modifications d'approvisionnements fragilisent les filières durables et de qualité se structurant avec la mise en application de la loi EGAlim en restauration collective et freinent l’accès à une alimentation durable pour tout.e.s.
- la revalorisation des minimas sociaux et établir un minimum garanti d’au moins 40% du niveau de vie médian, afin de combattre efficacement la pauvreté et assurer, à terme, des ressources d’au moins 50% du niveau de vie médian
- l’articulation de toutes les aides d’urgence versées avec la nécessaire transition des systèmes agricoles vers des systèmes de production plus sobres, plus autonomes, et en lien avec le sol. En particulier :
- Soutenir financièrement les agriculteurs et éleveurs les plus en difficulté
- Accompagner, financièrement et techniquement, ces mesures d'urgence d'un plan d'adaptation et de désendettement pour réduire le cheptel des élevages hors sol et pour adopter des pratiques plus écologiques pour les cultures fortement dépendantes d’intrants. Cela peut par exemple passer par un moindre renouvellement des cheptels, l'envoi en réforme anticipé d’une partie des animaux, ou encore par l’accompagnement technique à la mise en place de pratiques agroécologiques. Selon 400 scientifiques, réduire de 1/3 l’utilisation européenne des céréales pour nourrir le bétail serait suffisant pour compenser la chute des exports ukrainiens en céréales et oléagineux
« C’est notre système, profondément interdépendant et déconnecté des environnementales, qui est générateur de crises. », conclut Caroline, «Nous n’avons que quelques semaines devant nous avant que cette crise alimentaire ne révèle son ampleur, ne nous trompons pas de voie ».
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