Covid, guerre en Ukraine, sécheresse… différents événements sont venus aggraver une situation d’insécurité alimentaire qui ne cesse de croître depuis plusieurs années, partout dans le monde. En réponse, comme à chaque nouvelle crise, certains demandent l'abaissement des normes environnementales au nom du “produire plus pour nourrir le monde”. Mais est-ce vraiment la solution pour éviter le pire ? Y a-t-il d’autres alternatives ? Nous décryptons pour vous ce sujet d’actualité.
Pour démêler le vrai du faux autour de la crise alimentaire que nous traversons, nous publions avec 5 autres ONG un décryptage en 11 questions. Vous découvrirez dans cet article un focus sur 5 de ces 11 questions clés.
Ce décryptage, que nous allons largement faire connaître auprès des décideurs politiques, est indispensable pour nous prévenir de solutions court-termistes qui mettraient in fine en péril la sécurité alimentaire mondiale, tout en précipitant l’effondrement de la biodiversité et le dérèglement climatique.
1/ L’Europe doit-elle produire plus pour nourrir les pays actuellement en difficulté ?
Non et voici pourquoi :
- La faim dans le monde n’est pas la conséquence d’un manque de production mais d’un manque d'accès. En quantité globale, nous produisons suffisamment de nourriture au niveau mondial. Le nombre de calories produites par habitant n’a jamais été aussi haut : 5 953 calories/habitant/jour, alors qu’il faut en moyenne entre 1 800 et 2 600 calories pour une vie saine et active. D'ailleurs, malgré le conflit, la FAO prévoit une augmentation de la production de blé mondiale en 2022.
- Actuellement l’Europe ne nourrit pas d’autres pays, c’est plutôt le monde qui nous nourrit ! Si l'UE est une exportatrice majeure de produits de grande valeur (ex. spiritueux, vins, fromages, et autres produits de base hautement transformés), elle importe 11% des calories et 26% des protéines qu’elle consomme. Elle est également importatrice nette de fruits et légumes, c’est-à-dire qu’elle importe plus que ce qu’elle exporte.
- Produire plus n’a pas résolu le problème dans le passé : lors des émeutes de la faim de 2009 de nombreux experts ont attribué les causes à un manque de régulation et de coordination internationale et de souveraineté alimentaire de la part des États impactés. Cependant, seul le message officiel de la FAO fut repris : il faut augmenter notre production mondiale de 50 à 70% d'ici 2050. Depuis, nous sommes à notre troisième crise des prix alimentaires mondiaux depuis 2008.
2/ Est-ce une bonne idée de remettre en culture les jachères (terres laissées en repos) pour y produire des aliments ?
Non ! La Politique Agricole Commune prévoit en effet une obligation de surfaces d’intérêt écologique (dont les jachères). En mars dernier, certains tenants de l’agriculture industrielle tels que la FNSEA ont demandé leur remise en culture, les pouvoirs publics ont accepté. Cette décision est un non-sens environnemental et économique. Les jachères :
- Ne représentent que 1% de la surface agricole française (environ 1,25% de la surface agricole européenne) et sont des terres peu productives. Les quelques quintaux gagnés en blé ou en maïs ne sont pas de nature à changer la donne à l’échelle mondiale.
- Sont pourtant essentielles au bon fonctionnement des sols et à la protection de la biodiversité. Elles permettent par exemple de préserver une diversité importante d’insectes pollinisateurs nécessaires à la reproduction des plantes et donc à notre agriculture par le biais de la pollinisation. Elles permettent également d’assurer des zones sans pesticides ni engrais. Cela est nécessaire pour lutter contre l’effondrement de la biodiversité car les pratiques agricoles intensives sont la première cause de ce phénomène. D’après le CNRS, par exemple, les populations d’oiseaux des campagnes françaises auraient décliné d’un tiers en l’espace de 17 ans (2018). L’agriculture intensive est pointée du doigt, et la fin des jachères et la surutilisation de nitrates en particulier.
- Malgré leurs atouts, les jachères et prairies temporaires sont déjà en déclin : -2,1 millions d’hectares en 40 ans, alors que les surfaces dédiées aux grandes cultures ont augmenté de 2,6 millions d’hectares.
3/ Notre système agricole actuel nous permet-il vraiment de lutter contre la faim dans le monde ?
Non. Soixante ans de politique en faveur de l’agriculture industrielle n’ont pas permis d’éviter les crises alimentaires ni de mettre fin à la faim dans le monde. D’ailleurs, l’insécurité alimentaire n’a d’ailleurs cessé de croître depuis six ans. En 2020, +118 millions de personnes ont été confrontées à la faim par rapport à 2019. En effet, ce système :
- Accentue la paupérisation des travailleurs agricoles. 50% des personnes en insécurité alimentaire actuellement sont producteurs ou ouvriers agricoles.
- Nourrit les conflits tout au long des chaînes alimentaires : il encourage notamment la concentration foncière et un accaparement des terres expulsant les communautés paysannes. L’agroindustrie française est d’ailleurs le 9e responsable d'accaparement au niveau mondial.
- Contribue à une alimentation peu diversifiée et de mauvaise qualité nutritionnelle : il promeut des aliments ultra-transformés, uniformisés et industrialisés. La malnutrition (sous et surnutrition) ne fait qu’augmenter, multipliant les cas de surpoids, obésité, hypertension, de carences.
- N’est pas résilient aux chocs climatiques, principale cause de perte agricole
- Dépendant des pesticides, il détruit la biodiversité (insectes, pollinisateurs, invertébrés…) pourtant essentielle pour garantir notre production alimentaire (reproduction des plantes, bon état des sols…).
4/Les normes environnementales européennes imposées aux agriculteurs sont-elles des obstacles pour sortir de cette crise ?
Non ! La stratégie européenne de la Ferme à la Fourchette est nécessaire pour assurer notre sécurité alimentaire et réduire l’impact environnemental de notre système agricole et alimentaire. La remettre en cause, comme le souhaite certains, représente un risque pour notre alimentation future :
- Elle vise des objectifs environnementaux nécessaires pour produire sur le long terme : elle fixe notamment de réduire de 50% l’usage des pesticides, de 20% l’usage d’engrais, et de consacrer un quart des terres cultivées à l'agriculture biologique à horizon 2030. Elle nous oriente donc vers un modèle plus résilient aux chocs géopolitiques, économiques et climatiques car moins dépendants aux intrants de synthèse. Non seulement revenir sur les avancées environnementales de cette stratégie ne nous permet pas de résoudre la crise, mais en plus cela nous éloigne de la possibilité d’assurer une alimentation saine et durable sur le long terme.
- Si l’UE atteint les objectifs fixés, elle pourrait devenir un exportateur net de calories (exporter plus qu'elle importe) et contribuer réellement aux équilibres alimentaires mondiaux, selon l’IDDRI et l’INRAE.
- Les chiffres qui circulent sur le risque de baisse de production avec l’application de cette stratégie sont à prendre avec précaution. Ils se basent en effet sur trois études qui présentent des limitations et qui ne prennent pas en compte les bénéfices en matière de santé, d’environnement et de préservation de la biodiversité.
5/ L’agroécologie est-elle une solution pour lutter contre l’insécurité alimentaire ?
Oui ! Voici pourquoi :
- Elle permet de réduire la dépendance aux intrants de synthèse (engrais et pesticides) et donc de développer la résilience de nos exploitations agricoles. Pour rappel, actuellement 95% de nos minéraux pour fabriquer des engrais, 100% du phosphore et 60% des engrais azotés sont importés.
- Elle est économiquement viable pour les producteurs, leur assurant une meilleure rémunération, et permet d’augmenter les rendements agricoles dans une logique de cercle vertueux.
- Elle offre une meilleure résilience face aux impacts du changement climatique et à la fois permet de réduire l'impact de l'agriculture sur le climat.
- Elle permet de nourrir tous les Européens. De nombreuses études scientifiques de renom l’affirment [1].
- L’agroécologie participe à une plus grande justice sociale en remettant les paysans au cœur du système de production et leur permettant de se réapproprier les savoirs et les outils de production.
- Elle permet d’atteindre un niveau élevé de biodiversité et donc de garantir notre futur alimentaire. En France, on retrouve en moyenne +30% d’espèces et +50% d’individus dans les parcelles conduites en agriculture biologique.
Des solutions pour lutter contre la faim et préserver l’environnement existent !
Avec 19 autres organisations, nous avons élaboré 44 propositions de court et moyen termes. Elles confirment que les ambitions environnementales ne sont pas une entrave, mais au contraire, une des conditions en faveur de la résilience, la souveraineté et la capacité future de notre système agricole et alimentaire à nous nourrir. Une feuille de route pour le nouveau ministre de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire ?
Sources
[1] Une étude parue dans Nature en 2017 a affirmé qu’il était possible de convertir 100% de l’agriculture européenne à l’agriculture biologique à condition de réduire le gaspillage alimentaire ainsi que la part de protéines animales consommées.
Le scénario européen TYFA, développé par l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales (IDDRI), est arrivé en 2018 à des conclusions similaires.
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