Chaque mois, dans notre série « Vue de la Science », l’un des membres de notre conseil scientifique répondra pour vous à une question clé de la transition écologique. Certaines conclusions vous étonneront peut-être, d’autres vous bousculeront, prenant à rebours vos convictions, mais gageons que les articles que nous partagerons avec vous donnerons matière à échanger avec vos proches et à combattre certaines idées reçues. C’est François Gemenne, Président de notre conseil, qui ouvre la série en vous proposant une critique raisonnée du concept de limites planétaires.
Il y a tout juste 15 ans, un impressionnant aéropage de scientifiques emmenés par Johan Rockström publiait dans la revue Nature[1] un article fondateur qui avait l’ambition de définir un écosystème sûr pour l’humanité, au travers de neuf seuils – les limites planétaires- que l’Humanité ne devait pas franchir. Le changement climatique constitue bien sûr l’une de ces limites, tout comme la perte de biodiversité. Mais dès sa première version, le schéma des limites planétaires faisait apparaître que la limite est bien davantage dépassée pour la biodiversité qu’elle ne l’est pour le climat. A une époque où l’attention du monde se concentrait sur le changement climatique et la COP15 de Copenhague, l’article fait mouche : le changement climatique n’est pas le seul problème environnemental mondial.
Depuis, l’article original a été affiné à plusieurs reprises : des limites ont été ajoutées, d’autres précisées et quantifiées. L’actualisation de 2015[2], en particulier, corrige un défaut de la première version et identifie deux limites centrales, dont dépendent les autres : le changement climatique et l’intégrité de la biosphère. La première version, telle que publiée en 2009, ne permettait pas, en effet, de hiérarchiser les priorités d’action, ce qui limitait sa pertinence pour la décision. Désormais, le climat et la biodiversité vont s’imposer comme les deux grands enjeux planétaires.
Un double biais
Mais cette clarification, dont on perçoit bien l’intérêt, entraîne également un double biais : d’une part, elle a tendance à invisibiliser ou à rendre secondaires d’autres enjeux, d’autres pollutions. C’est le cas de certaines pollutions atmosphériques par exemple, ou l’épuisement de certaines ressources. D’autre part, elle donne parfois l’impression que le climat et la biodiversité seraient deux limites indépendantes l’une de l’autre, alors qu’elles sont évidemment très profondément connectées. De très nombreuses atteintes à la biodiversité sont également particulièrement néfastes pour le climat. Le cas le plus emblématique est sans nul doute celui de la déforestation, mais on peut en trouver de très nombreux autres : les pesticides réduisent la capacité de stockage du carbone dans les sols, l’artificialisation des sols nous rend plus vulnérables aux inondations, et le déclin de la population de baleines nous prive d’importants puits de carbone. La liste est quasiment infinie. L’inverse est vrai également : le changement climatique représente aussi une menace considérable pour la biodiversité : migrations des espèces, rupture des chaînes alimentaires, ou encore acidification des océans qui menace la biodiversité marine. Là encore, la liste est longue comme un jour sans fin.
Ce qui est favorable au climat n’est pas forcément favorable à la biodiversité
De ce fait, nous avons parfois la naïveté de penser que ce qui est bon pour la biodiversité serait également bénéfique pour le climat, et inversement. C’est vrai dans un sens, mais pas dans l’autre. Ainsi, des mesures de protection de la biodiversité seront toujours bénéfiques à la lutte contre le changement climatique : une série de mesures de lutte contre le changement climatique, d’ailleurs, s’inspirent directement de la biodiversité, notamment au travers du bio-mimétisme. Par contre, une série de mesures favorables – et parfois nécessaires – à la transition énergétique, et donc à la lutte contre le changement climatique, pourront avoir un effet dévastateur sur la biodiversité. C’est évidemment le cas des activités extractives, mais aussi de la construction de lignes de chemin de fer ou évidemment de barrages hydro-électriques.
Et de nombreux projets de la transition suscitent d’ailleurs des oppositions féroces, au nom de la protection de la biodiversité : c’est le cas d’une mine de lithium dans l’Allier, ou de la ligne de chemin de fer Lyon-Turin, parmi beaucoup d’autres projets. C’est aussi le cas de projets d’adaptation face aux impacts du changement climatique : la relocalisation de Djakarta, la capitale indonésienne, entraînera une déforestation massive sur l’île de Bornéo.
Sortir de notre naïveté
Une vision naïve des liens entre climat et biodiversité nous conduirait à penser que les deux enjeux se complètent et se renforcent mutuellement, or ce n’est pas toujours le cas. Ceci implique que des choix seront parfois nécessaires : faut-il soutenir un projet utile pour la transition ou l’adaptation, quitte à assumer les dommages à la biodiversité qu’il entraîne ? Faut-il abandonner tout projet qui porte atteinte à la biodiversité ? Pour réaliser cet arbitrage, on aura souvent besoin d’indicateurs : quelle est la perte et quel est le gain ? C’est ici que l’on touche à une limite importante du concept de limites planétaires : climat et biodiversité ont beau être les deux limites centrales de l’ensemble, les indicateurs pour les mesurer sont difficilement comparables, ce qui rend les arbitrages difficiles. Et faute d’arbitrages, on risque d’assister de plus en plus fréquemment à des tensions entre écologistes, les uns défendant le climat et les autres la biodiversité.
De surcroît, les politiques de lutte contre le changement climatique et de lutte contre la perte de biodiversité obéissent parfois à des logiques différentes. Les secondes, par exemple, permettent souvent d’obtenir des résultats plus rapides, parce que la perte de biodiversité est plus rapidement réversible que le changement climatique. Faute d’indicateurs synthétiques pour la biodiversité, des politiques qui visaient à la fois des objectifs en termes de protection du climat et de la biodiversité se sont souvent enfermées dans un ‘tunnel carbone’, privilégiant leurs objectifs climatiques. Ce fut par exemple le cas du mécanisme REDD, lancé par les Nations Unies en 2008 pour lutter contre la déforestation. L’idée consistait notamment à valoriser par des crédits carbone des programmes de reboisement, mais ceux-ci privilégiaient généralement la maximisation desdits crédits, au détriment d’une plus grande diversité des espèces plantées.
C’est peut-être là que se trouve le plus grand non-dit de l’articulation entre climat et biodiversité : souvent, les deux pourront aller de pair. Mais parfois, il faudra choisir, ce qui implique de pouvoir comparer des indicateurs et de développer une vision systémique des enjeux. Et c’est aussi à cela que sert le Conseil scientifique de la Fondation pour la Nature et l’Homme.
Sources
[1] Rockström, J., Steffen, W., Noone, K. et al. A safe operating space for humanity. Nature 461, 472–475 (2009). https://doi.org/10.1038/461472a
[2] Steffen, W. et al. Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet. Science 347,1259855 (2015). DOI:10.1126/science.1259855
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