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Promouvoir dès l’école la justice climatique et la solidarité

Publié le 05 septembre 2024

Chaque mois, l’un des membres de notre Conseil scientifique partage avec vous son point de vue sur une question clé de la préservation du climat et de la biodiversité. A l’occasion de la rentrée, c’est Marie Duru-Bellat, sociologue, membre de notre Conseil Scientifique, qui nous parle du rôle clé de l’école pour faire réfléchir les jeunes aux enjeux de préservation du climat et de solidarité internationale, tout en les responsabilisant sans agiter le spectre de la peur.

Rapport

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Chacun de nous sait pertinemment que l’évolution vers plus de solidarité internationale notamment pour faire face aux enjeux climatiques ne se fera pas sans la mobilisation de tous. Sensibiliser les jeunes est donc une priorité et c’est là une des missions d’une école qui ne se limite pas à l’inculcation de savoirs académiques. Celle-ci entend forger le futur citoyen et le préparer au monde qui l’attend. Depuis plusieurs décennies, la problématique écologique y est présente : au collège et au lycée, non seulement l’écologie est abordée dans les programmes de sciences de la vie, avec aujourd’hui la notion d’« éducation au développement durable », sans oublier la mise en place depuis 2020 d’ « éco-délégués » dans l’enseignement secondaire.

Avec la notion d’environnement, les dimensions sociales, économiques et culturelles sont intégrées dans l’analyse d’un milieu qui n’est plus seulement naturel, et cet accent sur « l’éducation à » souligne qu’il ne s’agit plus seulement de faire acquérir aux élèves des savoirs sur ce « milieu » mais de favoriser l’émergence d’attitudes réflexives à son encontre, débouchant sur des changements de comportements. Si l’école est l’endroit idéal pour ces visées éducatives, c’est parce qu’elle entend diffuser des valeurs, et c’est aussi parce qu’y sont rassemblées des disciplines qu’il est nécessaire d’articuler pour éclairer les questions de développement et d’environnement et leurs multiples dimensions sociales, économiques et politiques.

Croiser les disciplines scolaires…

Si l’apport des sciences physiques et biologiques est indispensable, on ne saurait traiter de l’évolution du climat ou de la perte de biodiversité sans intégrer les regards de l’histoire-géographie ou de l’économie. Au-delà des phénomènes climatiques physiques déjà bien visibles tels que la désertification de certains territoires, ou hausse du niveau des mers, on ne peut ignorer leurs conséquences sur les chaînes écologiques, les cultures, l’alimentation, la productivité du travail, ou encore des phénomènes géopolitiques, telles les tensions autour de l’eau, ou les migrations climatiques (Gemenne, 2021).

De même, rechercher les chaînes causales à l’origine des mutations climatiques exige de croiser des approches diverses. Ainsi, on ne saurait décrire la croissance des émissions de gaz à effet de serre sans s’interroger sur son origine, qui ne se limite pas à des mécanismes purement physiques. Quand on confronte la géographie des émissions et la géographie de leurs impacts –qui émet, qui pâtit-, les problèmes environnementaux apparaissent profondément articulés avec les inégalités sociales, nationales et internationales, accumulées au fil de l’histoire. A des jeunes en général très sensibles à la question des injustices, il faut montrer que, au niveau d’un pays comme au niveau international, plus on est riche, plus on dégrade l’environnement. Ainsi, un citoyen britannique génère autant de gaz à effet de serre en deux mois qu’un habitant d’un pays pauvre en une année. Et les inégalités entre les pays sont tellement marquées que les 10 % les plus pauvres des Canadiens ont une empreinte écologique plus importante que les deux tiers de l’humanité. Dans le même temps, la pollution, la dégradation de l’environnement, le réchauffement climatique, s’avèrent plus dommageables pour les pays pauvres. Car si les pays riches comme les pays pauvres sont frappés par un nombre globalement équivalent de catastrophes naturelles, à la fois le nombre de morts et la charge économique que ces catastrophes entraînent sont beaucoup plus élevés dans les pays pauvres, précisément parce qu’ils sont pauvres. La dégradation écologique renforce par conséquent les inégalités.

… pour mettre à jour les injustices…

Le fait que les pays qui souffrent le plus des dégradations climatiques ne sont pas ceux qui en sont le plus responsables pose un évident problème de justice, une justice qu’on ne saurait borner aux limites de notre territoire ; car dès lors qu’avec la mondialisation, dans un monde où l’interdépendance entre pays est très forte, les choix que nous faisons ici (manger de la viande par exemple) ont des conséquences là-bas (quand on détruit des forêts pour développer l’élevage). Le regard économique débouche alors sur un questionnement politique et éthique : ces inégalités entre pays, dont nous sommes pour une part responsables, elles choquent vu qu’il est difficile de soutenir que nous « méritons » de vivre ici plutôt que là-bas. Les élèves comprennent aisément qu’on ne choisit pas le pays où l’on naît, et qu’il y a quelque chose de scandaleux à abandonner les principes de justice auxquels nous tenons dès lors que l’on franchit la frontière de notre pays : on trouverait intolérable de laisser mourir de faim un enfant chez nous et ce serait admissible (du moins pas dérangeant) dès lors qu’il est un peu loin...

 

On ne peut éluder alors les impératifs de solidarité internationale. Avec la question du sens que peut avoir une citoyenneté mondiale : les ressources de notre planète sont limitées, et alors que nous en sommes tous les habitants au même titre (quel que soit notre pays), comment répartir ces ressources ? La notion de ressources exclusivement nationales a-t-elle un sens, de quel droit en interdisons-nous l’accès à d’autres, etc…

…et s’interroger sur notre mode de vie

La question du caractère soutenable d’une croissance infinie dans un monde fini se pose tout autant, dès lors qu’on ne peut compter durablement sur l’accroissement de la taille du gâteau :   « la montée continue des inégalités mondiales n’a pu être gérée pour l’instant que parce qu’une part croissante des plus pauvres voyaient leurs conditions de vie s’améliorer » (Sévérino et Ray, 2011). Mais cela n’est clairement pas soutenable et le butoir écologique constitue l’argument suprême pour défendre la lutte contre les inégalités mondiales et pour poser sans tabou sur la question de la décroissance. Une décroissance forcément sélective, puisqu’il y a actuellement à la fois des nantis et des pauvres. Avec, pour nous, pas nécessairement un univers de privation, au contraire même, soutiennent certains qui défendent les avantages d’une vie moins encombrée par les possessions et les richesses (Jackson, 2017). Des interrogations à étendre à de multiples dimensions de notre mode de vie ; par exemple notre « consommation » de numérique, non seulement consomme de l’énergie, mais nous expose à messages publicitaires vecteurs d’achats compulsifs.

En conclusion, il apparaît possible, selon le niveau des collégiens et des lycéens, de partir des enjeux climatiques pour naviguer entre des questions relevant tour à tour de la géographie physique et humaine, de l’écologie, de l’histoire et de l’économie, de la sociologie et de la philosophie. Avec pour objectif de faire réfléchir les jeunes, et de les responsabiliser sans les accabler, en agitant le spectre de la peur : pour éviter une anxiété paralysante et le déni qui s’ensuit, il faut insister sur les solutions concrètes qu’il est possible de mettre en œuvre, et aider les jeunes à imaginer une société future, idéalement désirable, du moins acceptable. On retombe sur la question récurrente d’un récit mobilisateur à construire, et les éducateurs ne sauraient esquiver la responsabilité de le co-construire, avec leurs élèves.

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